Légende de la leçon
Vert : définitions
Introduction
Le premier sens du mot « valeur » est commerçant. La valeur désigne le caractère mesurable prêté à un objet en fonction de sa capacité à être échangé ou vendu. Accorder une valeur à quelque chose, c’est donc potentiellement la transmettre. Mais comment accorder de la valeur à des biens immatériels, comme les mots ? Une parole qui veut séduire a-t-elle autant de valeur qu’une parole vraie ? La notion de valeur suppose un jugement moral sur le sens des mots. Ainsi, les paroles ne peuvent être distinguées des intentions de celles et ceux qui les prononcent.
Objectifs : Cette leçon aborde les liens entre pouvoirs de la parole et valeur morale des mots. Toutes les paroles n’ont peut-être pas la même valeur, et la valeur ne va pas de soi : on choisit de l’accorder.
I. La valeur morale
1) Qu’est-ce qu’une valeur ?
Le mot « valeur » apparaît dès 1694 dans le Dictionnaire de l’Académie française. Le terme signifie alors soit la qualité (par exemple, la générosité), soit la personne qui en est dotée (une personne « de valeur »).
Le mot « valeur » est passé du langage courant au langage technique, pour déterminer une valeur économique, une valeur musicale, une valeur tonale (degré d’intensité ou de lumière en peinture), une valeur mathématique…
La valeur a aussi un sens moral : c’est ce qui est jugé bon, beau ou vrai, selon le point de vue d’un individu ou d’une société. Une valeur s’attribue, elle s’estime. Les valeurs varient d’une époque à l’autre, et d’un contexte social à l’autre. Les valeurs morales guident les choix que nous faisons.
Les mots ont de la valeur car ils servent eux-mêmes à transmettre des valeurs morales. Les émotions, abordées dans une autre leçon, sont une voie d’accès privilégiée aux valeurs : nous pouvons par exemple être surpris, ou en colère, à la suite de paroles prononcées qui ne correspondent pas à nos valeurs.
2) La parole mensongère
Les paroles qui séduisent (du latin seducere) sont celles qui détournent du droit chemin. L’une des plus célèbres paroles séductrices est sans doute celle du serpent dans la Bible, qui tente de piéger Adam et Ève afin que Dieu les chasse du paradis. Voici les échanges entre le serpent et Ève, extraits de la Genèse :
« Et le Serpent était rusé, plus que tous les animaux terrestres qu’avait faits l’Éternel-Dieu. Il dit à la femme : "Est-il vrai que Dieu ait dit : 'Vous ne mangerez rien de tous les arbres du jardin ?'"
La femme répondit au Serpent : "Les fruits des arbres du jardin, nous pouvons en manger ; mais quant au fruit de l’arbre qui est au milieu du jardin, Dieu a dit : 'Vous n’en mangerez pas, vous n’y toucherez point, sous peine de mourir'".
Le Serpent dit à la femme : "Vous ne mourrez point ; car Dieu sait que, du jour où vous en mangerez, vos yeux seront dessillés, et vous serez comme Dieu, connaissant le bien et le mal."
La femme vit que l’arbre était bon comme nourriture, qu’il était attrayant à la vue et précieux pour l’intelligence ; elle cueillit de son fruit et en mangea, puis en donna à son époux, et il mangea.
Leurs yeux à tous deux se dessillèrent, et ils connurent qu’ils étaient nus […].
L’homme répondit : "La femme – que tu as mise près de moi – c’est elle qui m’a donné du fruit de l’arbre et j’ai mangé."
L’Éternel-Dieu dit à la femme : "Pourquoi as-tu fait cela ?"
La femme répondit : "Le Serpent m’a entraînée, et j’ai mangé." »
Ainsi, la parole du serpent détourne Ève et Adam de l’interdit divin. Mais c’est aussi après avoir mangé le fruit défendu qu’ils ont connaissance du bien et du mal, et qu’ils peuvent donc en juger, et accorder de la valeur à leurs paroles et à leurs actes.
II. Les promesses : entre séduction et vérité
1) Le discours amoureux
La promesse est une catégorie de paroles qui a une grande valeur. La promesse peut être définie comme l’assurance, le plus souvent verbale, de dire ou faire quelque chose. Elle rassure. Elle est particulièrement séduisante car elle engage le futur, qui est censé nous échapper.
S’il y a bien un domaine où l’on tente de juger de la valeur des mots prononcés, c’est dans le domaine amoureux. M’aime-t-il vraiment ? Fait-elle cette promesse pour me séduire ou est-elle sincère ? La promesse peut être un moyen de séduire l’être aimé, ou convoité.
Le XVIIIe siècle, siècle des Lumières, est aussi celui des libertins, qui prônent une liberté de ton et de parole, et revendiquent de céder aux plaisirs des sens. Dans le roman épistolaire Les liaisons dangereuses (1782) de Pierre Choderlos de Laclos (1741-1803), le couple libertin formé par la Marquise de Merteuil et le vicomte de Valmont tente de manipuler une jeune femme vertueuse afin qu’elle tombe amoureuse du vicomte. Le vicomte de Valmont écrit ainsi à cette jeune femme, la présidente de Tourvel :
« Vous ne croyez ni à mes promesses, ni à mes serments : eh bien ! il me reste un garant à vous offrir, qu’au moins vous ne suspecterez pas, c’est vous-même. Je ne vous demande que de vous interroger de bonne foi, si vous ne croyez pas à mon amour, si vous doutez un moment de régner seule sur mon âme, si vous n’êtes pas assurée d’avoir fixé ce cœur en effet jusqu’ici trop volage, je consens à porter la peine de cette erreur ; j’en gémirai, mais n’en appellerai point : mais si, au contraire, nous rendant justice à tous deux, vous êtes forcée de convenir avec vous-même que vous n’avez, que vous n’aurez jamais de rivale, ne m’obligez plus, je vous supplie, à combattre des chimères. »
La manipulation du vicomte, faite de promesses et d’invocations de nobles émotions, réussira : madame de Tourvel tombera amoureuse de lui, ce qui amènera aussi la tragédie.
2) Le serment (d’Hippocrate)
La pratique orale du serment est attestée depuis les premières sources littéraires. Dans l’Antiquité grecque, le serment lie le monde humain et le monde divin. Il engage la vie de celui ou celle qui le prononce, parfois sur plusieurs générations.
Le serment est une forme de promesse solennelle exprimée en public. C’est une parole qui engage à réaliser ce que l’on dit. Aujourd’hui encore, les médecins qui commencent à exercer prononcent le serment d’Hippocrate, médecin grec de l’Antiquité (460 avant J.-C. - 377 av. J.-C.). Ce serment oriente leur déontologie, c’est-à-dire l’ensemble des règles qui régissent leur profession. Voici un extrait du serment d’Hippocrate, revu par le Conseil national de l’Ordre des médecins :
« Au moment d’être admis(e) à exercer la médecine, je promets et je jure d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité. Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux. Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur volonté, sans aucune discrimination selon leur état ou leurs convictions. J’interviendrai pour les protéger si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité. Même sous la contrainte, je ne ferai pas usage de mes connaissances contre les lois de l’humanité. »
Ce serment engage toute la carrière du médecin. Ainsi, la parole dépend de l’intention du locuteur. Une promesse peut être dite à des fins de tromper, ou bien sincèrement. Pour juger de la valeur des mots, il faut donc sonder la volonté de celui ou celle qui les exprime. Mais quand bien même, il semble que nous ne puissions jamais être absolument sûrs de leur vérité. Les paroles nous échappent en partie, elles ne nous appartiennent pas tout à fait.
De même que la valeur est attachée à des objets qui circulent, la valeur des mots est portée par des êtres humains qui, de par leur nature, sont changeants. Les promesses et les serments sont là pour modérer ces changements, mais ils ne les abolissent pas.