Les séductions de la parole : la parole et les émotions

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Vert : définitions

Introduction

La parole exprime et provoque des émotions : la joie, la colère, la tristesse... Une parole qui nous émeut est une parole qui, littéralement, nous « remue », nous « touche ». Elle nous fait agir, ou réagir. La parole a ainsi un effet très matériel et concret sur notre corps et sur nos capacités d’action.

Par ailleurs, la manière dont nous concevons les émotions détermine la manière dont nous concevons les effets de la parole. Nous aborderons plusieurs définitions des émotions (autrement appelées « passions » ou « affects ») en nous référant à des philosophes tels que Descartes et Spinoza.

Objectif : Cette leçon aborde les séductions de la parole sous l’angle du concept d’émotion. Elle montre que les concepts sont liés entre eux : les effets de la parole ne sont pas conçus de la même manière si l’on postule que l’homme est mû par ses émotions, qu’il est mû par sa raison, ou encore que raison et émotions sont indissociables.

I. Théories des émotions

1) Qu’est-ce que l’émotion ?

La peur, la joie, le dégoût, la tristesse, la colère et la surprise sont considérés aujourd’hui comme étant les six émotions fondamentales de l’homme. L’émotion est un état à la fois psychologique et physique (elle peut s’accompagner de tremblements, de sueur, de sensations d’adrénaline…) qui commence soudainement et qui, généralement, est assez bref. Elle est liée à l’environnement.

Le terme « émotion » apparaît en France au courant du XVe siècle. Le mot a comme racine le latin emovere qui signifie « mettre en mouvement ». Les émotions nous mettent en mouvement, elles ont un effet physique, d’où l’expression commune d’être « touché » par une parole. Une parole peut signifier quelque chose de profond, faire référence à la mémoire ou à l’expérience, et provoquer des émotions fortes.

D’une certaine manière, nous pouvons parfois « être agis » par nos émotions. Certains actes sont parfois « plus forts que nous », comme indépendants de notre volonté. Nous sommes mus par quelque chose d’autre.

L’idée que la parole aurait le pouvoir de nous ensorceler est liée à celle que nous ne serions pas maître de nos émotions.

2) Les passions de l’âme chez Descartes

Dans son traité Les Passions de l’âme (1649), le philosophe Descartes (1596-1650) identifie six passions, ou émotions principales : l’admiration, l’amour, la haine, le désir, la joie et la tristesse. Descartes définit les passions comme des idées qui viennent en nous sans notre volonté. Elles sont causées par le corps, qu’il distingue de l’âme.

La volonté n’a pas le pouvoir de supprimer des passions, mais elle peut les orienter vers le bien (pour Descartes, il existe une différence morale entre le bien et le mal). Cela suppose un apprentissage : « Puisqu’on peut avec un peu d’industrie changer les mouvements du cerveau dans les animaux dépourvus de raison, il est évident qu’on le peut encore mieux dans les hommes, et ceux mêmes qui ont les plus faibles âmes pourraient acquérir un empire très absolu sur toutes leurs passions, si l’on employait assez d’industrie à les dresser et à les conduire. », écrit Descartes.

Selon Descartes, à chaque fois que notre volonté agit pour réorienter le désordre de nos passions, notre estime de soi se renforce, et nous sommes moins affectés par des passions fortes qui échapperaient à notre contrôle. Nous pourrions ainsi devenir « seigneurs et maîtres des émotions ». Ainsi, selon la théorie cartésienne, chaque individu a le pouvoir, par sa volonté, d’orienter ses émotions, et donc les effets de telle ou telle parole. Néanmoins, les passions, ou émotions restent à réguler et à contrôler afin qu’elles puissent être profitables à l’homme.

3) Les passions et les affections chez Spinoza

Au XVIIe siècle, le philosophe néerlandais Spinoza (1632-1677) avance des idées sur les émotions qui inspirent encore les neurobiologistes contemporains comme António Damásio. Nous savons aujourd’hui que les émotions et la raison sont indissociables : notre capacité à réfléchir, à mémoriser, à porter attention, à prendre des décisions, à interagir avec les autres est intimement liée à notre capacité à être ému.

Pour Spinoza, l’esprit et le corps sont une seule et même chose. Cependant, seule la connaissance est libératrice. C’est en étant conscient de ce qui nous détermine, c’est-à-dire de ce qui n’est pas en notre contrôle et qui nous pousse à agir, que nous sommes libres. Il faut donc connaître nos émotions et ce qui les provoque. Spinoza distingue ainsi deux sortes d’émotions : les « passions », dont nous ignorons les causes, et les « affections », émotions dont nous connaissons les causes.

« Une affection qui est une passion est une idée confuse », écrit Spinoza dans son œuvre l’Éthique (1677). « Si donc nous formons de cette affection une idée claire et distincte [...] l’affection cessera d’être une passion. », écrit-il encore.

Descartes et Spinoza ont ainsi en commun de penser que les émotions doivent être contrôlées pour que l’homme soit le plus libre possible.

Définitions

Neurobiologie. Discipline qui étudie le cerveau.

Raison. Capacité intellectuelle par laquelle l'homme connaît, juge et se conduit.

II. L’émotion comme concept physique et politique

1) La théorie des humeurs

La théorie médicale des humeurs a exercé une influence sur notre manière de définir les émotions. Selon cette théorie développée par le médecin grec Hippocrate (460 av. J.-C. - 377 av. J.-C.), le corps humain est composé de quatre substances essentielles : la bile jaune, la bile noire, le sang et la lymphe. Ces quatre substances doivent rester en équilibre pour que la maladie ne s’y insinue pas.

Pour éviter de tomber malade, il est nécessaire pour Hippocrate de maintenir un corps « tempéré ». Ce jugement médical a aussi une résonance politique : la tempérance évite les débordements, et les soulèvements populaires.

2) Les émotions du corps social

Le « corps social » est une des images les plus anciennes du discours politique. Depuis l’Antiquité, les penseurs utilisent la métaphore du corps physiologique, qui change d’états, pour désigner les bouleversements politiques qui affectent une société. Ces bouleversements sont parfois décrits comme des « émotions » qui traversent le corps social.

Dans ses Essais (1580), le philosophe Montaigne (1533-1592) parle notamment de « l’émotion de Catilina ». Il désigne par là un complot politique qui dura plusieurs années et qui annonça le crépuscule de la république romaine. Catilina était un noble romain qui, à partir de 64 av. J.-C., réunit autour de lui d’autres nobles de plusieurs provinces pour renverser la république. Ils prêtèrent serment pour assassiner le magistrat Cicéron et incendier Rome. Le complot fut déjoué mais nous disposons de nombreuses sources historiques qui décrivent l’étendue de cette « émotion » politique.

De même, dans les mémoires et chroniques d’historiens du XVe siècle qui nous sont parvenues, comme les mémoires d’Olivier de la Marche (1425-1502), le mot « esmotion » (terme d’ancien français) signifie « émeute populaire ». L’émotion est ainsi synonyme de troubles politiques.

La parole publique a en son pouvoir de créer de l’émotion, soit de potentiels bouleversements et soulèvements collectifs.