Perdre son temps est-ce nécessairement céder à la paresse ? Peut-on prendre son temps tout en craignant de le perdre ?
I. Notre finitude encourage à ne pas perdre notre temps
1) La finitude de l’existence humaine
Perdre son temps, cela signifie ne pas le mettre à profit, le laisser filer sans l’employer à des fins pratiques — orientées vers l’action —, intellectuelles — vers la connaissance —, morales — vers le bien. Le temps perdu ne sert donc à rien.
Or si ce temps « perdu » peut nous sembler gâché, c’est que nous ne disposons pas de lui sans limites : nous savons que l’existence humaine est finie. Bien plus, nous ignorons la durée de notre vie. À la certitude de la mort s’ajoute l’incertitude du moment et des circonstances dans lesquelles elle interviendra.
2 ) La responsabilité de l’homme devant l’angoisse de la mort
Heidegger explique que la conscience de la mort donne le sens originel de l’existence. L’existence serait ainsi orientée par son terme, c’est ce qu’Heidegger appelle « l’être-pour-la-mort ».
L’homme, pour fuir sa responsabilité, a tendance à se conformer aux normes sociales sans les interroger : Heidegger explique que le sujet n’existe plus en première personne mais à travers le « on ». La mort est la seule expérience que nous ne pouvons vivre sur la modalité du « on » : personne ne peut mourir à ma place.
Perdre son temps, c’est alors se détourner de la singularité de sa propre existence et ne pas avoir le courage de vivre sa vie. Il faut donc accepter l’angoisse de la mort pour accorder suffisamment de valeur à l’existence.
II. Mais nous pouvons perdre notre temps en voulant le mettre à profit
Nous ne vivons en réalité jamais au présent. La crainte de le voir s’échapper constitue une forme de misère de l’homme : tantôt nous regrettons le passé, tantôt nous anticipons le futur sous le signe de l’espérance.
Citation
« Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre ; et, nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais » (Pascal, Pensées).
Pour Pascal, l’homme se condamne ainsi au malheur. Nous agissons de telle sorte que le présent contribue à un avenir meilleur. Mais celui qui craint de perdre son temps est ainsi reconduit à ne jamais prendre son temps : le présent n’est pas vécu pour lui-même, nous perdons le temps de l’existence elle-même.
III. Il faut donc nous libérer de l’aliénation du temps
1) La marchandisation du temps
Baudrillard montre que le temps est devenu une marchandise qu’on monnaie au même titre que les objets de consommation. C’est ce que nous entendons lorsque nous affirmons que « le temps, c’est de l’argent ». De même que nous ne gâchons pas notre argent en pure perte, il serait devenu impossible de perdre notre temps.
2) Le temps libre est celui que l’on peut perdre
Mais alors qu’est-ce que le temps libre ? Faut-il vouloir le remplir à tout prix pour le rendre productif ? L’injonction à user de son temps signale en réalité l’aliénation du temps. Le temps devient l’esclave d’une nécessité étrangère à lui : il faudrait sans cesse en faire quelque chose. Nous le consommons à la manière de tous les autres biens, sans faire état de sa valeur spécifique.
Citation
« Le temps libre, c’est peut-être toute l’activité ludique dont on le remplit, mais c’est d’abord la liberté de perdre son temps, de le tuer éventuellement, de le dépenser en pure perte » (Baudrillard, La société de consommation).
Le temps réellement libre est celui dont on fait l’expérience pour lui-même sans le reconduire à une quelconque finalité pratique.
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La procrastination : un vice contemporain ?
La procrastination désigne le fait de remettre à plus tard ce que l’on pourrait ou devrait faire immédiatement. Sonder les réseaux sociaux plutôt que faire ses devoirs, regarder un film plutôt que ranger sa chambre, les exemples sont nombreux !
La procrastination montre l’ambivalence du temps « perdu ». D’une part, si elle est subie, elle manifeste l’impuissance de la volonté devant l’impulsion du désir. D’autre part, lorsque nous nous autorisons à procrastiner, elle témoigne de la liberté de prendre notre temps pour le perdre, c’est-à-dire de notre capacité à nous abstraire de l’utilité pour donner au temps la plasticité du superflu.