Le mot « esthétique » désigne ce qui est relatif à la beauté. Il dérive du grec aisthêsis qui signifie « sensation » : cette émotion est-elle pour autant absolument étrangère à la raison ?
I. Une émotion rationnelle
1) Le paradoxe du jugement de goût
Quand on parle des choses « agréables », on admet que chacun ait ses préférences. Mais lorsqu’on dit qu’une chose est « belle », on estime que tout autre devrait partager notre émotion. C’est selon Kant un paradoxe remarquable : le jugement de goût prétend à une valeur universelle tout en n’étant fondé que sur un sentiment.
Kant résout ce paradoxe par la notion de plaisir « désintéressé », qui permet une analogie entre émotion esthétique et intention morale. Le plaisir éprouvé devant la belle forme (naturelle ou artistique) tient à l’harmonie ressentie entre les facultés sensibles et les facultés intellectuelles.
Définition
Subjectif et fondé sur une émotion, le jugement de goût se distingue du jugement de connaissance, objectif et fondé sur un concept.
2) L’expérience du sublime
L’émotion provoquée par le sublime est d’un autre ordre puisqu’elle est tout sauf harmonieuse. Elle a pour objet l’absolument grand (« sublime mathématique », ex. : le ciel étoilé) ou l’absolument puissant (« sublime dynamique », ex. : l’océan déchaîné). Ces spectacles grandioses contiennent une dimension effrayante ou écrasante qui suscite d’abord un déplaisir.
Mais l’être humain se reconnaît porteur de la raison, qui donne la puissance de dominer la nature par la connaissance et la morale. Là encore, Kant nous fait comprendre que l’émotion esthétique est propre à l’être raisonnable et sensible (Critique de la faculté de juger, 1790).
3) La valeur spirituelle de l’art
Dans son Esthétique (1821-1829), Hegel accentue le caractère rationnel de l’émotion esthétique en insistant sur la dimension symbolique du sublime et en disant que le beau est la « manifestation sensible de l’idée ».
L’histoire de l’art égyptien, grec, puis chrétien, témoigne de la façon dont l’esprit se cherche d’abord dans les formes sensibles, prend peu à peu conscience de lui-même et se saisit finalement dans le concept. L’art laisse alors place à la philosophie, et l’émotion à la logique (Esthétique).
II. Un dépassement de la raison
Au XVIIIe siècle, l’émotion esthétique était plus simplement considérée comme l’expression d’une « convenance » entre les sens du spectateur et l’objet, comme on le voit chez Hume (De la Norme du goût, 1757) ou Burke (Sur l’Origine de nos idées du sublime et du beau, 1757).
Nietzsche réactualise cette approche pour contrer les interprétations rationalistes et moralisantes de l’émotion esthétique. Un tel plaisir n’est jamais désintéressé, mais représente au contraire un sentiment d’exaltation et d’intensification de la vie, qui est transfigurée par l’art.
Citation
« “Le beau, dit Kant, c’est ce qui plaît de façon désintéressée.” Sans intérêt ! À cette définition comparez cette autre qui vient d’un vrai “spectateur” et d’un artiste, Stendhal, qui dit de la beauté qu’elle est une promesse de bonheur. » (Nietzsche, Généalogie de la morale, 1887)
L’émotion esthétique tient aussi à l’effacement des soucis de la vie dans la contemplation. Selon Bergson, l’artiste possède la capacité rare d’accéder directement aux choses, sans considérer leur utilité, et de rentrer dans les profondeurs de l’âme humaine. En nous faisant partager sa vision, il nous émeut car il agit comme un « révélateur » (La Pensée et le mouvant, 1934).
Merleau-Ponty voit dans l’émotion esthétique une pure ouverture au monde et un démenti en acte de la rationalité. Contre la vision froide et objective de la science, l’art magnifie la perception et, par une sorte de magie, nous conduit au cœur des choses, là où le « sentant » et le « sensible » se confondent.
La vérité en peinture
Dans L’Œil et l’Esprit (1960), Merleau-Ponty décrit l’art de Cézanne comme une plongée au cœur des choses. « L’œil est ce qui a été ému par un certain impact du monde et le restitue au visible par les traces de la main » : la peinture donne à voir et à éprouver ce « retour aux choses elles-mêmes » que cherche à accomplir la phénoménologie. (Paul Cézanne, La Montagne Sainte-Victoire (1904))