Il est courant d’avoir l’impression de ne pas pouvoir dire ce que nous ressentons. Tout se passe alors comme si toute une partie de la réalité devait rester ineffable. Mais ne serait-ce pas une illusion ?
I. Les limites du langage
1) Le langage est une nomenclature
Le langage est constitué de mots qui, à l’exception des noms propres, traduisent des genres, ce qui fait de lui une nomenclature. Ainsi, quand nous disons « le loup », nous visons peut-être un loup singulier, mais le mot que nous utilisons est comme une étiquette qui pourrait être collée à un grand nombre d’animaux similaires.
Mot-clé
Une nomenclature est une instance de classification qui repose sur le repérage de caractères communs. Par exemple : un chat est un chat, quels que soient sa couleur, son caractère, etc.
Ainsi, le langage, qui découle de la nécessité pour l’homme de s’adapter au monde, retient seulement des choses leur « fonction la plus commune » et leur « aspect banal » (Bergson). Il s’agit alors de communiquer avec la plus grande efficacité, c’est-à-dire en occultant les détails afin de transmettre un message utile qui suscite les conduites les plus appropriées.
2) Des mots généraux qui ne restituent pas la singularité des vécus
Bergson explique qu’il en va de même pour nos propres états d’âme « qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont de personnel, d’originellement vécu ». C’est ainsi que le langage voile sous des catégories générales (l’amour, la haine, etc.) les nuances singulières de nos sentiments.
Certes, pour que la communication humaine soit possible, cela est indispensable, puisqu’en droit il faudrait une infinité de mots pour dire chacun de nos états d’âme et que ces mots parfaitement expressifs demeureraient incompréhensibles par les autres hommes.
Il n’en demeure pas moins que, ce faisant, l’individualité nous échappe. Nous ne pouvons faire autrement que nous mouvoir parmi des généralités et des symboles qui n’expriment pas la singularité des choses et de nos états d’âme. C’est ainsi, par exemple, que nous disons identiquement « je t’aime » à un parent ou à un conjoint, alors même que nous savons bien que nos états d’âme sont très différents.
Une conclusion semble donc devoir s’imposer : le langage n’a pas la capacité de tout dire, il se borne à exprimer des généralités. Il y aurait donc de l’ineffable.
II. Pensons-nous en dehors des mots ?
1) L’ineffable
Pour Hegel, prétendre penser sans les mots est une « tentative insensée » qui ne peut conduire qu’à la folie.
Ainsi, contrairement à un préjugé courant, l’ineffable n’est pas ce qu’il y a de plus haut et de plus raffiné, mais une pensée obscure qui n’est qu’« à l’état de fermentation, et qui ne devient claire que lorsqu’elle trouve le mot. » Autrement dit, le sentiment de ne pas trouver les mots adéquats pour exprimer une pensée n’est rien d’autre que le signe d’une absence de pensée.
2) La réalité objective des pensées précède-t-elle le langage ?
Considérer que certaines pensées ne sauraient être dites par le langage suppose l’existence de ces pensées avant leur formulation dans des mots. Selon Hegel, c’est là se tromper lourdement sur les pouvoirs du langage, car en fait « nous n’avons conscience de nos pensées, nous n’avons des pensées déterminées et réelles que lorsque nous leur donnons la forme objective » que leur confère le langage.
Ainsi, selon Hegel, une véritable pensée s’incarne dans le mot et, loin de n’être qu’une connaissance creuse, « l’intelligence, en se remplissant de mots, se remplit aussi de la nature des choses. » Le mot donne une forme objective aux pensées et aux choses en les délimitant, en les distinguant les unes des autres.