Montesquieu, Lettres persanes (ancien programme)

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Parcours : Le regard éloigné

Roman épistolaire, les Lettres persanes de Montesquieu donne à lire la correspondance entre deux Persans, Rica et Usbek, en voyage en Europe, et leurs amis restés en Orient. À travers leurs échanges s’exerce un « regard éloigné » (Claude Lévi-Strauss) qui permet au lecteur d’engager une analyse distanciée de sa propre civilisation.

I. Connaître l’œuvre

1) L’auteur et le contexte

Philosophe et écrivain, Montesquieu (1689-1755) consacre sa vie et sa réflexion au droit et à la politique.

Publiées anonymement en 1721, les Lettres persanes marquent le premier succès littéraire de Montesquieu. La parution du traité De l’Esprit des lois, mis à l’Index (c’est-à-dire interdit par le pape) en 1751, et la contribution à l’Encyclopédie font de l’auteur une figure des Lumières.

2) Résumé de l’œuvre

Les Lettres persanes est un roman épistolaire qui entremêle récit de voyage et intrigue libertine ; mais la trame romanesque se distend entre les missives XXIV et CXLVI pour laisser place à la réflexion.

Dans la préface de 1721, Montesquieu se présente comme l’éditeur de lettres prétendument authentiques, qu’il aurait ordonnées au prix de quelques entorses à la chronologie.

L’ouvrage s’ouvre et se conclut sur l’intrigue du sérail qui encadre une réflexion sur les usages des Français, que la distance critique des Persans permet de mettre au jour. Pourtant, la fin tragique de la favorite, Roxane, met fin à la lucidité d’Usbek, le mari voyageur : le regard manque alors d’éloignement.

II. Comprendre le parcours

1) L’art de l’éloignement

À noter

Dès l’Antiquité, la forme épistolaire apparaît comme un lieu de réflexion au double sens du terme : elle est un espace où mettre son jugement à l’épreuve et un miroir que l’on tend aux autres et à sa conscience.

Au XVIIIe siècle, les voyages et les échanges se multiplient et, avec eux, les récits et les témoignages comme Voyages en Turquie, en Perse et aux Indes (1677-1679) de Tavernier. En relatant les faits et les impressions a posteriori, ces textes imposent au rédacteur une distance par rapport aux évènements. Comme ces derniers, la lettre impose un recul et un retour sur soi et se fait outil critique.

Une mode orientale s’épanouit en France depuis la traduction des Contes des Mille et Une Nuits en 1704. L’Orient fournit à la fiction un cadre exotique aussi séduisant que dépaysant ; il favorise également un décentrement de la pensée chez le lecteur occidental et, par là, un examen de son ethnocentrisme, comme en atteste le conte philosophique voltairien Zadig ou la destinée.

Les philosophes des Lumières cherchent à s’affranchir des préjugés et ­s’attachent à jeter un regard neuf sur le monde : l’hypothèse d’un état de nature que la civilisation n’aurait pas corrompu chez Rousseau ou la mise en scène d’un Ingénu chez Voltaire, de Persans chez Montesquieu, participent de cet effort.

2) La révolution dans les Lettres

Au XVIIIe siècle, la censure fait encore rage : pour assurer la diffusion de leurs idéaux, les écrivains mettent au point des stratégies littéraires obliques. L’ironie permet de discréditer et ridiculiser les idées auxquelles on s’oppose ; le procédé de distanciation de formuler une critique par la voix d’un « Autre » fictif.

Abondamment exploitée par les philosophes, la permutation des points de vue engage une mise en perspective des valeurs et fait apparaître la relativité des discours et des idéologies. C’est sur ce modèle que fonctionnent les Lettres persanes comme le Supplément au voyage de Bougainville de Diderot.

Chez Montesquieu, le « regard éloigné » posé par le Persan sur la France aboutit à une « révolution sociologique » définie par Roger Caillois comme « la démarche de l’esprit qui consiste à se feindre étranger à la société où l’on vit, à la regarder du dehors et comme si on la voyait pour la première fois » (Préface aux Œuvres complètes de Montesquieu, 1949).