Métiers, compagnons et chef-d'oeuvre au XIXe

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Des métiers au compagnonnage au XIXe siècle

A) Métiers, corporations, compagnonnage (XIIIe-XVIIIe siècles)

Les métiers sont définis en 1268 dans le Livre des métiers d’Étienne Boileau ; l’ouvrier ou artisan est d’abord apprenti, statut qui lui permet d’apprendre les rudiments du métier et ses obligations (« devoirs ») sous l’autorité d’un compagnon. Il devient ensuite compagnon, après avoir prouvé son savoir-faire et s’être acquitté auprès du métier d’une somme d’argent. Les compagnons les plus expérimentés peuvent devenir maîtres artisans, avec l’accord de l’ensemble des maîtres de la ville, lorsqu’une place se libère. Chaque ville possède ses métiers, chaque métier possède son règlement précisant les conditions de travail (salaires, horaires…) et la nature des produits fabriqués (matériaux, normes de qualité, couleur…).

Or, les métiers interdisent à l’ouvrier de quitter son maître sans son accord ; les métiers contrôlent alors l’embauche et la carrière de l’ouvrier. Contre la rigidité du métier se forment les premières sociétés compagnonniques au XVe siècle : ce sont des sociétés de gens de métier, appelées « devoirs », avant de devenir les « compagnonnages » au XIXe siècle.

Le roi condamne dès le XVIe siècle, l’existence des devoirs par lesquels les compagnons défendent leurs intérêts face aux maîtres. L’Église, au XVIIe siècle, persécute ces sociétés compagnonniques qui pratiquent des rituels qu’elle ne contrôle pas.

Mots-clés

Compagnon : ouvrier ou artisan qui a terminé son apprentissage.

Compagnonnage : système de formation professionnelle fondé sur la transmission de valeurs et de savoirs au sein d’une communauté de métier. Il est une communauté de métiers, d’artisans, qui forment professionnellement et humainement les apprentis.

Devoirs : à l’origine, il s’agit de textes décrivant les obligations, les symboles et le fonctionnement des corporations ; le terme évolue pour désigner une association d’ouvriers et d’artisans qui partagent le même métier, les mêmes règlements et rituels.

Métier : association qui rassemble des gens exerçant la même profession au sein d’une communauté de métier, liée au travail artisanal : maçons, charpentiers, tailleurs de pierre… Le métier prend le nom de corps de métier, ou corporation dès le XVIIIe siècle.

B) Le compagnonnage s’organise aux XVIIIe-XIXe siècles

Au XVIIIe siècle, les devoirs deviennent de puissantes organisations ouvrières, capables de mettre en place de longues grèves, de lutter contre les abus des maîtres, notamment en influant sur les embauches. Les devoirs sont alors des associations de protection et de revendication pour le monde ouvrier, face aux maîtres de corporation.

En 1791, le décret d’Allarde répond à une ancienne demande des compagnons, en faisant disparaître les corporations. Cependant, deux mois après, la loi Le Chapelier, votée par l’Assemblée législative, interdit toutes les associations ouvrières (métiers, corporations et sociétés compagnonniques) ainsi que les grèves. Napoléon crée le livret ouvrier en 1803 pour mieux connaître l’itinérance des compagnons. Chaque patron doit le signer, ainsi que le maire, au départ de chaque ville ; les ouvriers le présentent en cas de contrôle de police.

Si les corporations disparaissent officiellement, les compagnonnages, plus officieux, perdurent discrètement et continuent à favoriser la protection et l’entraide des artisans. Ils se structurent au XIXe siècle : la première cayenne de compagnons charpentiers du devoir de liberté est fondée en 1804 ; le « devoir de liberté » est un compagnonnage protestant, contre le compagnonnage catholique, le « saint devoir de Dieu ».

Mot-clé

Cayenne : lieu de réunion des compagnons.

C) Le déclin du compagnonnage après 1850

Le développement de la grande industrie, en usines, favorise le travail standardisé et la production de masse plutôt que le savoir-faire artisanal et la production de pièces uniques exceptionnelles ; les secrets des métiers sont moins valorisés. L’emploi massif d’ouvriers peu qualifiés accélère le déclin du compagnonnage.

La loi Waldeck-Rousseau (1884) autorise la liberté syndicale, qui attire de nombreux ouvriers, qualifiés ou non. Certains syndicats, moins contraignants, tournent en dérision le compagnonnage et ses rituels ancestraux.

Les devoirs s’affaiblissent dans des divisions politiques et des rivalités, qui dégénèrent parfois en conflits meurtriers (ex. : en 1816, les tailleurs de pierre « enfants de Salomon » luttent contre ceux de « maître Jacques » à Lunel). Ils s’unissent tardivement, avec l’Union compagnonnique des compagnons du Tour de France des Devoirs unis en 1889.

La culture du compagnonnage au XIXe siècle

A) La formation professionnelle et humaine du compagnon

Le compagnonnage désigne un système d’associations d’artisans et d’ouvriers qui transmettent leurs connaissances, pratiques et théoriques. Leur formation inclut l’enseignement scolaire, le perfectionnement itinérant et les rituels d’initiation.

L’ouvrier qui intègre le compagnonnage prend d’abord le titre d’aspirant, et doit mener son apprentissage avec des compagnons ; il est reçu dans le compagnonnage par un rituel d’adoption, propre au devoir qu’il intègre. Il apprend les gestes et les techniques de son art, et partage un état d’esprit fondé sur le goût et la fierté du travail bien fait. L’apprentissage dure de quatre à six ans jusqu’au XIXe siècle.

L’aspirant se perfectionne lors du Tour de France, en travaillant auprès de divers patrons et ateliers, dans des maisons de compagnons. Il va de ville en ville pour découvrir de nouveaux matériaux, de nouveaux outils, de nouvelles techniques. À chaque étape, il séjourne dans l’auberge des compagnons tenue par la « mère » (l’hôtelière) et se trouve embauché par le compagnon « rouleur » ; à la fin de chaque étape, les compagnons en grande tenue accompagnent l’aspirant jusqu’à un passage symbolique vers sa nouvelle étape : c’est la cérémonie de la conduite.

Mot-clé

Tour de France : voyage initiatique, de deux à sept ans, qui permet à l’aspirant de perfectionner son apprentissage des techniques et de réaliser des expériences professionnelles qui lui permettront de devenir compagnon.

L’aspirant acquiert ainsi de l’expérience et une réflexion sur sa propre pratique. Le Tour de France se fait traditionnellement à pied, parfois par bateau ou voitures à chevaux ; il doit être long et formateur.

À la fin du Tour de France, l’aspirant réalise un chef-d’œuvre qui montre l’étendue de sa maîtrise technique ; il est accepté comme compagnon au cours d’une cérémonie de réception et peut à son tour former d’autres aspirants.

B) Une culture commune

Le compagnon appartient à une communauté humaine et professionnelle soudée autour de valeurs, telles que l’honneur, la recherche du savoir, la droiture, l’honnêteté, la persévérance, l’entraide, la fierté du travail bien fait, la fraternité… Les compagnons se doivent une assistance mutuelle : ils s’apportent un soutien moral et financier en cas de besoin (maladie, accidents, vieillesse…).

Mot-clé

Fraternité : valeur importante du compagnonnage, qui renforce leur sentiment d’appartenance à une communauté humaine et professionnelle, et encourage leur entraide.

La dimension religieuse est très présente. De nombreux compagnonnages catholiques obligent dans leurs statuts de faire dire régulièrement des messes. Lorsqu’un compagnon meurt, le devoir lui rend hommage lors de son enterrement et son souvenir est régulièrement célébré. Chaque société de compagnons célèbre sa fête patronale (ex. : saint Joseph est le protecteur des charpentiers ; saint Eloi est célébré par les bijoutiers…).

Les devoirs partagent chacun un règlement, des symboles (bannières, cannes, couleurs, insignes tels que le compas, symbole de connaissance…) et des rites, des récits légendaires et des fêtes, qui renforcent la cohésion et l’identité culturelle du groupe.

Exemple

Plusieurs légendes circulent autour du mythe fondateur du compagnonnage, de la construction du temple de Salomon. Lors de la cérémonie de réception, le nouveau compagnon se voit attribuer un surnom, qui rappelle sa qualité première et son lieu de naissance (ex. : Agricol Perdiguier s’appelle Avignonnais la Vertu) ; il reçoit une canne et des couleurs (rubans de soie ou écharpe) ainsi qu’un insigne, qui marquent son entrée dans le devoir. Lorsqu’un aspirant commence son Tour de France, les compagnons en grande tenue saluent son départ de chaque ville par une cérémonie composée d’un cortège, la conduite. Le sigle UVGT (union, vertu, génie, travail) est un symbole commun des devoirs.

De grands écrivains célèbrent le sérieux et les qualités du compagnonnage, et décrivent leur formation et leur engagement : George Sand, Le Compagnon du Tour de France, 1841 ; Agricol Perdiguier, menuisier, écrivain puis député, Mémoires d’un compagnon, 1854…

C) Le chef-d’œuvre

Le chef-d’œuvre est le résultat de plusieurs années d’expérience, il est réalisé au terme du Tour de France. Évalué par les pairs, il révèle les qualités techniques et humaines de l’aspirant compagnon. L’objet se veut parfait et atteste de la maîtrise d’un savoir indiscutable, qui est consacré par la reconnaissance des meilleurs professionnels. L’aspirant doit répondre à une critique de son travail par ses pairs avant d’être reçu.

Le chef-d’œuvre est une étape importante dans la vie du compagnon, car son objectif est de faire de sa vie une œuvre, de bâtir sa « cathédrale intérieure ». Le compagnon s’efforce de se réaliser par sa profession. Le chef-d’œuvre est le résultat de tout un apprentissage et aussi de la transmission des savoir-faire. Il doit susciter, chez les apprentis, l’envie de faire aussi bien et même de dépasser les réalisations observées.

Certains chefs-d’œuvre soulignent l’importance du compagnonnage lors des expositions universelles (ex. : participation en 1889 à la construction de la Tour Eiffel).

Mots-clés
Chef-d’œuvre : objet que l’aspirant réalise à la fin de sa formation. Il atteste sa maîtrise des techniques liées au métier et permet son accession au statut de compagnon.

Exposition universelle : grande manifestation internationale dans laquelle les États montrent leurs accomplissements techniques, culturels et commerciaux.