I. L’art comme imitation du réel
Si nous nous interrogeons sur le rapport entre l’art et le réel, il semble que la première fonction de l’art serait d’imiter la réalité, de rendre présent ce qui est absent, de re-présenter (au sens de présenter à nouveau) ce qu’on ne peut voir à l’instant. Ainsi, la peinture funéraire permet de garder en mémoire le visage du défunt. En ce sens, on peut dire que l’art sauve le réel, c’est-à-dire qu’il permet de sauvegarder ce qui disparaîtrait ou ne serait pas présent sans lui.
Mais Platon (428 av. J.-C. - 348 av. J.-C.) critique cette idée que l’art imiterait la réalité. Ainsi, dans la République, il compare l’artiste et l’artisan : par exemple, si l’artisan fabrique un lit et que l’artiste en représente un en peinture, les deux créent en quelque sorte un lit, mais le lit que peint l’artiste n’est qu’une copie de l’apparence du lit, et non pas une véritable imitation de la réalité. L’artiste est un piètre imitateur, car il ne sait produire que l’image des choses. Il y a pour Platon une forme de mensonge de l’art qui semble imiter la réalité mais qui ne produit que l’illusion de cette réalité : l’art nous détournerait alors du réel.
II. L’art comme dévoilement du réel
Pourtant, il est possible de remettre en question cette critique de l’art comme illusion : si l’art imite mal le réel, ce serait parce qu’il ne vise en fait pas son imitation. Ainsi, Friedrich Hegel (1770-1831) explique dans l’Esthétique que l’art ne doit pas avoir pour but d’imiter la nature, car il s’agirait d’une activité inutile (la nature crée déjà ses propres objets) et présomptueuse (« l’art est limité dans ses moyens d’expression et ne peut produire que des illusions partielles »). De plus, certains arts n’ont jamais eu pour but d’imiter la nature (par exemple l’architecture ou la poésie), et surtout, « l’imitation ne peut produire que des chefs-d’œuvre de la technique, jamais des œuvres d’art » : reproduire de la manière la plus exacte possible un objet naturel ne serait qu’une prouesse technique, et non une qualité artistique.
Au lieu de nous détourner du réel, l’art est en fait une révélation, un dévoilement du réel. Tout d’abord, l’art peut attirer notre regard sur des détails ou des aspects du réel que nous ne voyons pas ou plus, par désintérêt ou par habitude.
Exemple
L’écrivain Oscar Wilde (1854-1900) affirme dans Le Déclin du mensonge que « sans doute y eut-il à Londres des brouillards depuis des siècles. C’est infiniment probable, mais personne ne les voyait, de sorte que nous n’en savions rien. Ils n’eurent pas d’existence tant que l’art ne les eut pas inventés ». Ainsi, en attirant le regard sur le brouillard de Londres, les peintres anglais l’ont en quelque sorte inventé, ont créé du réel en le révélant.
De plus, l’art peut permettre de dévoiler l’essence des choses, ce qu’elles sont véritablement. Ainsi, Henri Bergson (1859-1941) déclare dans Le Rire que nous avons un rapport à la réalité appauvri : nous collons des étiquettes sur les choses, nous les voyons sans les voir, dans une relation essentiellement pratique à elles. Les artistes nous permettent alors de véritablement voir ce que nous avions déjà perçu : grâce à l’art, nous nous arrêtons pour regarder vraiment l’objet représenté, sans être dans ce rapport purement pratique à lui.
Exemple
Le sculpteur Constantin Brancusi (1876-1957) explique, à propos de sa sculpture Poisson, qu’il a représenté le poisson dans sa simplicité, le « sens réel » du poisson, c’est-à-dire non pas ses écailles, sa queue, ses nageoires, mais « la vitesse de son mouvement, […] son corps étincelant et flottant, vu à travers l’eau ».
Constantin Brancusi, Poisson, 1924