La raison ne renvoie pas seulement au désir de vérité, mais aussi à l’exigence de pouvoir toujours répondre de ses actions. Il s’agit d’être raisonnable et de ne pas se laisser emporter par ses passions. Mais n’est-ce pas courir le risque de confondre le bonheur avec une vie sans saveur ?
I. « Rien de trop »
Dès l’Antiquité, recherche du bonheur et raison ont été associées. Contre les excès des désirs ou des passions, telles que la colère ou la jalousie, il s’agirait de mener une vie conforme à la raison. Les Grecs opposaient la mesure, qui conduit l’homme au bonheur, à l’hybris, la démesure, qui conduit les hommes au malheur et à l’immoralité. L’adage « rien de trop » illustre cet éloge de la vie raisonnable.
Platon, dans La République, considère que l’âme humaine est divisée en trois instances : la raison, qui correspond à la tête ; l’ardeur, qui renvoie au cœur ; les désirs, qui se rapportent au ventre. Le bonheur correspond à une harmonie entre ces trois instances : la raison doit discipliner les passions pour permettre la tranquillité. À l’inverse, être déraisonnable conduirait au malheur.
À noter
Deux adjectifs sont dérivés du terme « raison » : rationnel et raisonnable. Le premier renvoie à une dimension logique : est rationnel ce qui est conforme aux principes logiques propres à la raison. Le second se rapporte plutôt à une dimension pratique.
II. Faire l’éloge de la folie ?
1) Une vie d’ennui ?
La position de Platon est cependant ambiguë. Dans son dialogue intitulé Gorgias, il met en scène un débat opposant Socrate et Calliclès. Si Socrate défend l’idéal de mesure et de vie conforme à la raison, Calliclès s’y oppose fermement en montrant que Socrate confond bonheur et ennui. Une vie raisonnable ne conduit pas à une vie intense, mais à une existence ennuyeuse et fade qu’il compare à l’existence d’une pierre.
2) Savoir prendre des risques
En effet, ne faut-il pas, pour être heureux, laisser une place à l’imprévisible, à l’excès ? Contre une vie de calcul et de mesure, il faut certainement savoir prendre des risques pour être heureux. L’idée selon laquelle il faut toujours être raisonnable repose sur une conception péjorative du désir, comme si tout désir était trouble et porteur de conséquences négatives.
Mot-clé
On oppose traditionnellement raison et désir. La raison renverrait à la maîtrise de soi, tandis que le désir, compris comme un manque, serait ce qui nous dépossède de nous‑mêmes.
Dans un essai ironique, Érasme fait « l’éloge de la folie ». Cette dernière est personnifiée et s’exprime : elle qui est tant décriée est en réalité ce qui donne sa saveur à l’existence. En faisant disparaître les hésitations et les craintes que la raison ne manque pas de créer, la folie permet d’être heureux et de jouir pleinement de l’existence.
III. Vivre selon la raison : une aventure ?
Cependant, faut-il opposer raison et intensité de vie ? On peut considérer qu’il est raisonnable de savoir prendre des risques et de se laisser aller. Il ne faut pas confondre une vie raisonnable avec une complète maîtrise de soi. Puisque l’on ne peut pas prévoir toutes les conséquences de ses actions, car l’avenir est contingent, la raison implique un calcul des chances qui n’exclut pas l’audace.
On appelle prudence la vertu qui permet de se déterminer à partir d’un calcul des risques que l’on prend en agissant. Aristote, dans l’Éthique à Nicomaque, montre qu’elle permet de prendre des décisions à partir d’une réflexion sur les conséquences, toujours imprévisibles, de nos actions. Elle est une des conditions de notre bonheur.