« Intus, et in cute » (à l’intérieur, et sous la peau) : l’épigraphe des Confessions de Rousseau pointe l’ambition de saisir le moi dans toute sa vérité. Mais comment saisir par l’écriture notre vie intérieure ?
I. Une mise en mots délicate
1) Des mots impuissants ?
Le langage semble parfois trop limité pour exprimer fidèlement les nuances de nos états d’âme : « Mais comment exprimer cette foule de sensations fugitives que j’éprouvais lors de mes promenades ? […] On en jouit, mais on ne peut les peindre, » déplore René (Chateaubriand, 1804).
Le vécu surpasse les mots. Le décès de sa fille Léopoldine plonge d’abord Hugo dans le mutisme : son poème « 4 septembre 1843 » n’est qu’une ligne pointillée. Écrire Les Contemplations (1856), c’est alors pour le chef de file du romantisme renouer avec le langage, pour dépasser sa souffrance.
2) Le défi de l’expression
Le langage risque de travestir l’émotion ressentie, surtout quand elle est forte ou singulière comme peut l’être le sentiment amoureux. Dans Journal d’un corps (2012), Daniel Pennac ironise sur l’écueil de tomber dans la « soupe aux sentiments » de la narration du coup de foudre.
Nathalie Sarraute alerte sur le danger de mal nommer les mouvements intimes. Il s’agit de faire ressentir dans l’écriture le vécu mouvant et incertain, pour représenter ce « foisonnement innombrable de sensations, d’images, de souvenirs… aux portes de la conscience » (Tropismes, 1957).
Citation
« Écrire l’amour, c’est affronter le gâchis du langage, cette région d’affolement où le langage est à la fois trop et trop peu. » (Roland Barthes, Fragments d’un discours amoureux, 1977)
II. Saisir la vie intérieure dans toute sa richesse
1) Fixer des sensations furtives
Fixer l’impression furtive que la nature laisse sur les sens : tel est le défi du haïku, poème japonais qui tire sa force de sa brièveté (17 syllabes).
Écrire l’intime, c’est aussi saisir les vibrations qu’éveille l’environnement dans le cœur de l’artiste, aux sens aiguisés. Walt Whitman célèbre le « corps électrique » de l’homme, exalté et grandiose, rendu poreux à toutes les sensations.
2) Accéder au for intérieur
Les écrivains cherchent à inventer des modes d’expression à même de capter les variations du « moi ».
Attentive aux mouvements de l’âme, concentrée sur l’exploration des sensations, l’écriture de Proust (À la recherche du temps perdu, 1913-1927) se déploie en longues phrases introspectives qui font surgir les strates enfouies du passé.
L’écrivain peut chercher à libérer l’intime en réduisant la part du travail créateur. Les auteurs surréalistes mettent au jour leurs pensées inconscientes ou refoulées à travers des récits de rêve et la pratique de l’écriture automatique, censées révéler le moi profond.
À noter
La dégustation d’une madeleine ramène le narrateur vers son enfance, dans un long et tenace effort de remémoration : « l’édifice immense du souvenir » émerge de sa tasse de thé.
3) Saisir une conscience mouvante
Au XXe siècle, des écrivains nous placent au plus près de l’intériorité des personnages grâce à des techniques narratives inédites.
Le monologue intérieur permet au personnage d’exprimer ses pensées intimes dans des phrases souvent averbales, énumératives, qui progressent par association d’idées ou par ellipses.
La Britannique Virginia Woolf, l’Américain William Faulkner et l’Irlandais James Joyce explorent le flux de conscience, forme qui donne à lire les pensées de personnages dans leur complexité, leur incohérence, en entrelaçant parfois présent, passé, avenir.
La sensibilité en musique
La musique romantique cherche à exprimer toute la palette des émotions humaines. Chopin, l’un des plus grands compositeurs du XIXe siècle, confie au piano ses états d’âme dans des créations subtiles, souvent très suggestives et mélancoliques. (Monument à Frédéric Chopin, Varsovie (W. Szymanowski, 1926))