Abbé Prévost, Manon Lescaut

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Manon Lescaut, parue en 1731, entre dans l'objet d'étude « Le roman et le récit du Moyen Âge au XXIe siècle » et s'inscrit dans le parcours « Personnages en marge, plaisirs du romanesque ».

Le parcours nous amène à nous interroger sur ce qui rend les personnages marginaux plus intéressants que les personnages bien intégrés socialement. Ce qui plaît au lecteur, c’est que l’histoire de leur vie est jalonnée d’accidents et d’imprévus et que ce sont des personnages complexes, ambivalents et subversifs.

I. L’auteur et les contextes historique et culturel

1) Éléments de biographie

Fils d’une bonne famille du nord de la France, Antoine François Prévost fut d’abord moine, puis soldat, avant d’être ordonné prêtre en 1726. Considérant rapidement la vie monastique comme un « tombeau », il rompt ses vœux et part en Angleterre et en Hollande où il tombe amoureux d’une femme pour laquelle il s’endette et commet des délits qui l’obligent à fuir à nouveau en Angleterre. Par la suite, il rentre en France et redevient prêtre. Ruiné, il est obligé de s’exiler en raison de son implication dans des affaires peu recommandables. Finalement réhabilité par le pape, il finit sa vie, isolé du monde, près de Chantilly. Prévost fréquentera les salons philosophiques à Paris où il rencontrera Voltaire et Rousseau. Il sera historien, traducteur, journaliste et écrira une douzaine de romans.

2) Contextes historique et culturel

À la mort de louis XIV en 1715, une période d’effervescence intellectuelle et morale s’ouvre après une fin de règne austère. En 1723, Louis XV prolonge cette ambiance de fête : le mouvement des Lumières naît dans ce contexte. Les philosophes des Lumières (Voltaire, Diderot, Montesquieu) luttent contre les préjugés et l’intolérance, notamment religieux, et prônent le règne de la raison. Ils ont foi dans le progrès et les sciences. L’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (17 volumes de textes et 11 volumes de planches) regroupe l’état de toutes les connaissances à cette époque (publiée entre 1751 et 1772). Mais dès 1752, Louis XV fera interdire sa publication.

3) Le roman

Le XVIIIe siècle est donc principalement un siècle où la littérature d’idées domine (dictionnaires, contes philosophiques, essais, etc.) et où peu de romans sont écrits : le genre a mauvaise réputation car il est considéré comme seulement divertissant et immoral.

II. Le titre

Le titre complet est Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut. Il énonce d’emblée la qualité de chevalier du personnage masculin qui est une personne bien née (donc, de bonne condition) et l’absence de qualité pour la jeune fille (au sens social du terme). Par ailleurs, le terme « histoire » souligne le caractère romanesque de l’œuvre parsemée de nombreux rebondissements, parfois peu vraisemblables.

III. Structure et résumé de l'œuvre

  • Le récit-cadre : la narration débute en février 1715. Renoncour, narrateur des Mémoires et aventures d’un homme de qualité qui s'est retiré du monde, raconte sa rencontre avec des Grieux. Celui-ci suit Manon qui doit être déportée en Louisiane. Renoncour le prend en pitié et lui donne 4 Louis d’or. Revenu de Louisiane, des Grieux fait le récit de ses aventures avec Manon.
  • 1er cycle du récit encadré : des Grieux a un coup de foudre pour la jeune fille dans une auberge à Amiens. Ensemble, ils s’enfuient à Saint-Denis et s’installent dans un meublé parisien. Manon quitte des Grieux pour un riche fermier général. Des Grieux reste reclus chez son père pendant six mois et, par la suite, termine son séminaire.
  • 2e cycle : seconde apparition de Manon et second coup de foudre. Les deux amants s’installent à Chaillot et mènent une vie de plaisirs. La maison brûle et ils sont ruinés. Ils sont aidés financièrement par Tiberge et le frère de Manon propose de la prostituer. À cela, des Grieux refuse et se lance dans le monde du jeu et de la triche, ce qui leur permet de mener bon train (faire beaucoup de dépenses). Volés par leurs domestiques, ils sont à nouveau ruinés. Manon accepte les avances de M. de G. M. et des Grieux se fait passer pour le frère de Manon afin de soutirer 2 400 livres à M. de G. M. Ils s’enfuient avec l’argent mais sont arrêtés et emprisonnés. Des Grieux s’évade en tuant malencontreusement le portier ; il enlève ensuite Manon de la Salpêtrière où elle se trouve et ils rentrent ensemble chez le frère de Manon qui se fait tuer par un collègue. Ils sont financièrement aidés par Tiberge et M. de T. qui rend souvent visite à Manon. Un prince italien veut séduire Manon mais celle-ci lui joue un tour. Les deux amants dupent G. M. mais sont retrouvés par son père et arrêtés.
  • 4e cycle : le père de des Grieux et de G. M. font libérer des Grieux et déporter Manon en Amérique. Des Grieux tente de la faire évader mais c’est un échec. Il la suit alors jusqu’au Havre et embarque avec elle pour la Nouvelle-Orléans. Ils mènent une vie heureuse et veulent se marier mais sont trahis par le prêtre auprès du gouverneur. Celui-ci veut donner Manon à son neveu et celui-ci est tué. Des Grieux et Manon fuient dans le désert où celle-ci meurt et est enterrée. Procès et grâce de des Grieux. Tiberge vient le chercher pour le ramener en France.

Le récit est donc « gigogne » (c'est-à-dire, un récit dans le récit) car il y a une mise en abyme : un narrateur (Renoncour) raconte sa rencontre avec des Grieux en quelques pages puis lui laisse la parole en prétendant avoir écrit son histoire aussitôt après l’avoir entendue.

IV) Les thèmes et mots-clés

  • La passion amoureuse : des Grieux sacrifie tout pour l’amour qu’il porte à Manon. Sont sacrifiés : sa conscience morale, son honneur, sa foi et sa situation sociale de jeune aristocrate bien né. Sa passion le fait passer d’une vie ordonnée à celle de tricheur, de condamné et d’homme en fuite. Un monde sans passion est un monde qui n’a pas de saveur et même pas de sens pour des Grieux. Néanmoins, les ravages de la passion ne sont pas explicitement condamnés dans le roman (comme c’était le cas dans La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette au siècle précédent). La fin du roman montre au contraire l’évolution de Manon qui apprend à se passer de luxe et de biens matériels pour vivre un amour simple avec des Grieux. L’amour est donc montré comme un sentiment qui peut transformer les personnages et les rendre meilleurs : il est élevé au rang de vertu morale et non condamné comme un vice. Cela correspond à une évolution des mœurs et de la société (le jansénisme de Racine présentait, par exemple, la passion comme destructrice et tragique au XVIIe siècle).
  • La sensibilité : les romans de Prévost mettent en scène une nouvelle sensibilité, incontrôlable et exacerbée qui annonce les textes sensibles de Rousseau et du Romantisme. Manon répond, ainsi, au goût du public du début du XVIIIe siècle pour le plaisir, l’argent et la sensualité (la fin de règne de Louis XIV avait en effet été marquée par l’austérité et la religiosité exagérée de Mme de Maintenon, dernière maîtresse du roi).
  • L’opposition entre deux classes sociales : des Grieux est un jeune aristocrate et exprime une forme de mépris envers ceux qui ne font pas partie de l’aristocratie. Son rang lui permet ainsi de se sortir de situations délicates dans le roman (indulgence du père supérieur de Saint-Lazare, du lieutenant de police du Châtelet, du capitaine du navire vers la l’Amérique et du gouverneur de Louisiane). Manon, au contraire, est une fille du peuple qui comprend vite que le seul atout dont elle dispose pour s’élever socialement est sa beauté. C’est par amour pour Manon que des Grieux va peu à peu renoncer à sa classe sociale et vivre en marge de celle-ci (cf. parcours « Personnages en marge, plaisirs du romanesque »). Prévost pose donc la question des inégalités sociales trente ans avant la Révolution française. À ce titre, il appartient au mouvement des Lumières qui placent au centre de leur réflexion l’injustice des privilèges liés à la naissance et la question du mérite personnel.