Progrès et environnement

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I. Les excès du progrès

Le progrès a contribué à faciliter ou à améliorer les conditions de vie : des moyens de transport toujours plus performants permettent de se déplacer beaucoup plus facilement, les progrès dans l’agriculture se sont accompagnés d’une augmentation des rendements, la médecine moderne soigne beaucoup mieux.

Mais, du point de vue environnemental et écologique, ce tableau doit être nuancé. Les énergies modernes ne sont-elles pas à l’origine du changement climatique ? Les transports et les industries lourdes la cause directe de la pollution de l’air ? Le progrès technique et technologique serait un fléau pour l’environnement.

II. L'homme et la nature

A. La nature : une malédiction

Après chaque tremblement de terre, tsunami ou séisme, on entend souvent cette expression : « On est bien peu de chose. » Cette phrase, nulle autre ne l’a mieux mise en scène que L’Iliade. Homère raconte le combat d’Achille contre le fleuve Scamandre, symbole de l’affrontement originel entre l’homme et la nature. Pour noyer son adversaire, le fleuve entre en crue. Achille tente alors de s’enfuir et échappe de justesse à la noyade grâce à l’intervention de Héphaïstos qui allume un feu. Le héros ne doit sa vie sauve qu’à l’intervention divine et demeure donc soumis à la force des éléments : « On est bien peu face au déchaînement des éléments. »

Cette toute-puissance de la nature a néanmoins conduit l’homme à faire preuve d’imagination. L’être humain, par nature, est le plus dépourvu de tous les êtres ; en lui permettant de se procurer le nécessaire, la technique le sauve et lui permet de surclasser des animaux plus forts que lui.

Le mythe de Prométhée rappelle le risque pris par l’homme à vouloir s’affranchir de la nature. Dans la Genèse, « c’est à force de peine » et « à la sueur de son front » que l’homme pourra survivre dans une nature devenue hostile. Le travail lui est imposé comme une malédiction consécutive à la chute mais progressivement la technique se substitue au travail et permet à l’homme de s’en délivrer.

B. Se rendre maître et possesseur de la nature

L’époque moderne ne se contente pas de ces stratagèmes. Selon Jean Pic de la Mirandole (1486), le Créateur n’a pas voulu un homme astucieux mais un Adam « que ne limite aucune borne » et qui ne sera que ce qu’il fera de sa propre histoire.

Cette nouvelle conception de la place de l’homme est réaffirmée par l’apparition de l’idée de progrès au XVIIIe siècle. « L’empire de l’homme sur les choses », comme le déclare Francis Bacon (1620), « repose tout entier sur les arts et les sciences ». Car « on ne gagne d’empire sur la nature qu’en lui obéissant ». Domination n’équivaut donc pas à violence. La technique se fonde sur un savoir et domine la nature d’après les propres propriétés de celle-ci. L’être humain doit donc cesser d’être esclave de la nature mais pas en inversant les rôles et en faisant de la nature l’esclave de ses désirs.

Pourtant, à la même époque, René Descartes écrit : « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Comme, ce qui veut dire que l’homme peut tout à fait chercher à dominer la nature, mais cette domination sera toujours imparfaite.

Il serait d’ailleurs contreproductif de vouloir établir une domination pure et simple sur la nature dans la mesure où celle-ci peut être utile aux individus à condition cependant qu’ils améliorent leurs connaissances de la nature.

C. La vengeance de la nature

L’empreinte de l’homme sur la nature n’a fait que croître notamment grâce au progrès technique. Ainsi, 99 % du paysage français est dit « anthropique », c’est-à-dire aménagé par l’homme et pour lui. La création de réserves naturelles témoigne elle aussi que l’homme est bel et bien le gardien et le maître de la nature, choisissant ce qui mérite d’être conservé ou non.

Cette empreinte est si prégnante et globale que certains chercheurs proposent de faire de la période anthropocène (la période qui a débuté lorsque les activités humaines ont laissé une empreinte sur l’ensemble de la planète) une ère géologique, alors même que pour d’autres chercheurs elle ne remplit pas les critères requis pour introduire une subdivision de l’échelle des temps géologiques.

L’hypothèse de l’anthropocène est une thèse extrême dans la mesure où elle nous enjoint à faire le deuil de la modernité. Il ne suffit plus de dire que la confiance éperdue dans le progrès prônée par la modernité nous a égarés, mais il faut reconnaître que « nous n’avons jamais été modernes » (B. Latour).

La culture ne nous a pas éloignés de la nature, elle n’a fait qu’accélérer et intensifier la vengeance de celle-ci : la nature se rappelle à nous à chaque nouvelle catastrophe.

III. Les dangers du progrès

A. L’obsolescence de l’homme

L’hypothèse de l’anthropocène rappelle la leçon des Grecs qui condamnaient dans leurs tragédies l’hubris, cette forme de démesure qui conduisait le héros à sa perte. Plus proche de nous, elle fait écho à la « honte prométhéenne » décrite par le philosophe Günter Anders et dont « l’objet fondamental, qui donne à l’homme honte de lui-même, c’est son origine ».

Cette honte d’être né plutôt que d’avoir été fabriqué, c’est le sentiment qui s’empare de nous lorsque, nous comparant à une machine, nous ne pouvons que nous sentir moins parfaits qu’elle. Notre mémoire non artificielle ne peut en effet pas être changée aussi facilement que le disque dur d’un ordinateur ! D’où notre honte et notre vulnérabilité devant le caractère interchangeable des produits.

B. L’autonomie de la technique

Le concept de progrès est à l’origine solidement lié aux notions de liberté et de raison. Or, selon Anders, nous avons atteint une situation marquée par notre renoncement délibéré à notre liberté : « Le sujet de la liberté et celui de la soumission sont intervertis ; les choses sont libres, c’est l’homme qui ne l’est pas. »

On reconnaît dans l’hypothèse de « l’autonomie de la technique » déployée par Anders l’idée de l’apprenti sorcier. Anders remarque néanmoins que l’autonomie dont jouit la technique n’est pas une autonomie au sens propre du terme.

En voulant domestiquer la nature, l’homme moderne n’a donc fait que créer un environnement artificiel plus contraignant encore. Car cette soumission aux instruments n’a pas seulement abouti à rendre une part de leur liberté aux machines : elle pointe également vers une liquidation de l’humanité par la technique, le monde cherchant à fonctionner « comme un appareil ».

C. Des catastrophes plus terrifiantes encore ?

L’hypothèse de l’autonomie de la technique montre combien la technique n’est pas neutre dans le rapport de l’humain à son environnement. Elle traduit un nouveau rapport au monde dépoétisé puisque, en transformant l’environnement en réservoir de matériel mobilisable, elle vise la réification de la nature. La technique moderne soumet la nature à des fins qui lui sont étrangères. La perception des paysages change, la nature apparaissant de plus en plus comme ce qui est construit par l’homme et pour l’homme et moins comme ce qui est donné.

Mais la peur demeure puisque la modernité suscite ses propres catastrophes aussi terrifiantes que les catastrophes naturelles : Tchernobyl, Bophal, Fukushima...

IV. De nouvelles responsabilités

A. Prendre conscience du danger du progrès

Il a fallu attendre les années 1960 et 1970 pour qu’une prise de conscience des ravages exercés par l’homme sur la nature ait effectivement lieu dans les sociétés occidentales. Le livre Printemps silencieux (1962) de Rachel Carson a ainsi sensibilisé une grande partie de l’opinion américaine aux problèmes environnementaux en établissant un lien entre l’utilisation non contrôlée des pesticides et la surmortalité.

Le problème auquel nous confronte la domination de la technique est un problème politique et il doit être pris en charge collectivement et démocratiquement. C’est peut-être en réponse à l’invitation faite par Anders de nous transformer en « apocalypticiens d’un nouveau genre » que certains courants de pensée préconisent d’aller plus loin que le développement et d’organiser la décroissance. Il s’agit ainsi de se passer du superflu à l’échelle individuelle, de relocaliser les activités économiques pour réduire l’empreinte écologique et les dépenses énergétiques à l’échelle globale.

Mais nous sommes enjoints à nous méfier tout autant d’une écologie fondée sur le ressentiment envers la modernité libérale. L’enjeu est de dépasser la mauvaise conscience de l’homme et « l’idéologie du repentir » (P. Bruckner) pour s’engager dans un renouvellement des procédures démocratiques. La loi Bataille relative à la gestion des déchets radioactifs (1991) a ainsi reconnu juridiquement la pertinence des « forums hybrides » et des autres « parties prenantes ».

B. Limiter le progrès ou plutôt s’autolimiter

La crainte est le plus puissant des moteurs pour inciter les individus à changer de mode de vie. Thomas Hobbes justifie la création de l’État – et donc le renoncement des individus à la liberté – par la crainte de la mort.

Hans Jonas, l’inventeur du « principe de responsabilité » (1979), part du constat que la nature n’est plus le cadre immuable, souvent protecteur, parfois menaçant, d’une condition humaine précaire. La technique ne s’est pas contentée de la rendre « altérable à volonté », elle en a fait « un être fragile et menacé » qui, à l’instar d’un enfant, doit être tenu pour un objet de responsabilité. Cette responsabilité n’a rien à voir avec la responsabilité conçue dans des termes juridiques. Il ne s’agit plus seulement d’assumer ses actes. La responsabilité pour autrui et devant l’avenir nous oblige : elle est la condition de l’humanité et non sa conséquence.

Jonas est le premier à introduire l’idée d’une responsabilité à l’égard des « générations futures ». Sa pensée a notamment inspiré l’élaboration du « principe de précaution », consacré progressivement par des textes internationaux comme la Déclaration de Rio de Janeiro (1992) ou le traité de Maastricht (1992).

En France, ce principe a été introduit par la loi Barnier du 2 février 1995. Il a acquis en mars 2005 une valeur constitutionnelle puisque a été introduite dans la Constitution la Charte de l’environnement, dont l’article 5 définit les modalités d’usage de ce principe.

C. Progrès et développement durable

Derrière l’idée de « développement durable » (sustainable development) se cache la volonté de concevoir un nouveau modèle de développement visant à redéfinir la croissance en tenant compte des contraintes écologiques.

En 1987, dans le Rapport Brundtland, la Commission mondiale sur l’environnement et le développement définit le développement durable comme un « développement qui répond aux besoins des générations du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ».

Le progrès n’est donc plus pensé comme un ennemi de l’environnement mais comme un allié puisqu’il est mis au service de la conception et de la diffusion de modes de production et de consommation durable. Il acquiert aussi une nouvelle dimension car l’accent est mis sur la dimension sociale. Les 27 principes de la Déclaration de Rio cherchent ainsi à allier objectifs environnementaux et sociaux : la protection de l’environnement est conditionnée à la lutte contre la pauvreté.

V. Le principe de précaution

En avril 2010, l’éruption du volcan islandais Eyhafjallajökull a conduit à la fermeture totale du ciel européen à l’aviation civile au nom du principe de précaution avant que les autorités concernées ne se ravisent, les risques étant infondés. Cet incident est la preuve que le principe de précaution n’est pas toujours employé à bon escient.

Plus largement, des interprétations excessives de ce principe peuvent conduire à des formes de « démobilisation » fatales à l’innovation et à la croissance et à « une description unilatérale des risques du progrès ». Ces usages excessifs font croire à tort au risque zéro alors que le risque est constitutif de la modernité. D’où l’importance d’appréhender ce standard juridique avec souplesse, de l’encadrer avec des correctifs – en introduisant, par exemple, la notion de « risque acceptable » – afin de ne pas paralyser le progrès qui sans risque n’existe pas.

Voir la vidéo sur le principe de précaution : foucherconnect.fr/24rcgendadj12