La construction européenne de 1945 à nos jours

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I. Les « États-Unis d’Europe »

Kant et son Projet de paix perpétuelle (1795), Victor Hugo et ce jour où l’on « montrera un canon dans les musées comme on y montre aujourd’hui un instrument de torture, en s’étonnant que cela ait pu être » (1849), Winston Churchill et son appel à la constitution d’« États-Unis d’Europe » (1946)..., nombreux sont ceux qui ont souhaité une convergence des modèles politiques, économiques et sociaux des différents pays européens.

L’idée des « États-Unis d’Europe » a été relancée par Martin Schulz, président du parti social-démocrate allemand (SPD), lors du congrès de son parti en 2017. Triomphante au milieu du siècle dernier, cette utopie demeure fragile aujourd’hui : l’objectif de paix ne mobilise plus les foules puisque la paix en Europe va de soi ; l’accent mis sur le renforcement institutionnel de l’Union écarte encore davantage cette dernière des préoccupations des citoyens (chômage, immigration, etc.) ; le programme de gouvernement de l’UE dépend moins de l’utopie des États-Unis d’Europe que de l’utopie du monétarisme.

II. Les premiers pas

A. Les origines et objectifs du projet européen

L’idée d’une union des États et des peuples d’Europe n’est pas récente. Dans l’entre-deux-guerres, l’idée européenne rime souvent avec pacifisme qui, comme le montre l’accord de Munich (1938), n’a pas toujours eu les effets escomptés. Des personnalités comme Aristide Briand ou Coudenove Kalergi espèrent lui donner corps.
Mais il faut attendre les horreurs et les crimes des totalitarismes et des nationalismes pour qu’elle se fraie véritablement un passage dans le paysage européen. Après la Seconde Guerre mondiale, le projet européen tient ainsi en deux petits mots, « Never again » : plus jamais la haine et l’agressivité destructrices des nationalismes, plus jamais les affrontements fratricides entre Européens en général, entre Français et Allemands en particulier.

L’idée européenne se présente aussi comme la possibilité de reconstruire un continent ruiné par le conflit et de s’affirmer dans un monde tiraillé entre les deux grands : les États-Unis de Truman et l’URSS de Staline.

Comme les États-Unis, l’Europe a ses propres « Pères Fondateurs » : De Gasperi, Adenauer, Schuman, Monnet, Spaak... Ce qui fédère ces différentes figures, c’est autant l’anticommunisme que l’antifascisme. Tous s’accordent sur l’importance d’instaurer une démocratie soucieuse des libertés individuelles. Ils aspirent aussi à réduire les inégalités à la suite du rapport Beveridge qui, dès 1942, jette les bases de l’État-Providence et de la solidarité nationale.

Mais des divergences dans la manière de construire l’Europe apparaissent dès le début : certains militent pour une Europe supranationale et donc un abandon partiel des souverainetés nationales ; d’autres refusent de renoncer à une partie de leur indépendance et préfèrent une coopération dans divers domaines.

B. De succès en échecs

Trois chantiers s’ouvrent entre le printemps 1948 et le printemps 1949 dont les développements constituent les premières pierres de l’édifice de la politique de coopération européenne. Celle-ci reçoit un triple cadre :

économique avec la création de l’Organisation européenne de coopération économique (OECE) ;

diplomatique avec la signature du pacte de Bruxelles, prémices d’une coopération en matière de défense ;

politique avec la fondation du Conseil de l’Europe.

Le Conseil de l’Europe (à ne pas confondre avec le Conseil européen) est une organisation intergouvernementale créée par le traité de Londres. Ses objectifs principaux sont de « défendre les droits de l’homme et la prééminence du droit, de rechercher des solutions aux problèmes de société ou encore de développer la stabilité démocratique ». Il compte aujourd’hui 47 États membres dont les 28 États membres de l’UE mais n’a jamais pu se transformer en antichambre d’un gouvernement fédéral.

C’est d’ailleurs la capacité d’action limitée du Conseil de l’Europe et de l’OECE en matière d’intégration économique européenne qui permet de relancer une idée européenne qui patine : l’Europe ne se fera pas « par le haut » mais elle peut toujours se faire « par le bas », c’est-à-dire par une intégration fonctionnelle et une solidarité de fait, dans des secteurs limités mais stratégiques.

Cette stratégie de l’intégration est ainsi inaugurée par le Plan Schuman, institutionnalisé lors de la signature du traité du 18 avril 1951 instituant la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA) entre la France, la République fédérale allemande (RFA), l’Italie et les pays du Benelux.

Cette intégration sectorielle réussie donne alors à penser qu’un modèle est né pour la construction européenne. Il semble logique que d’autres secteurs (transports, agriculture, santé) soient appelés à connaître le même avenir.

C’est dans le secteur militaire que le ministre français René Pleven propose de poursuivre l’intégration. Le plan Pleven lance l’idée d’une armée européenne concrétisée par le traité du 27 mai 1952 et la naissance de la Communauté européenne de défense (CED).

L’armée européenne est en réalité un projet mort-né puisque les exigences répétées du gouvernement français, la lenteur de la mise en œuvre de la procédure et le caractère passionné du débat conduisent à son enlisement. La CED morte, la question du réarmement allemand se pose. Il est décidé lors de la Conférence de Paris du 23 octobre 1954 de rétablir la souveraineté de l’Allemagne fédérale en matière de politique intérieure et extérieure, de le faire dans l’OTAN et de créer une Union de l’Europe occidentale (UEO), sorte de pacte de Bruxelles élargi.

C. 1957 : véritable socle de l’édifice européen

En 1955, l’avenir de l’Europe paraît sombre, voire inquiétant. En France, seules 45 % des personnes interrogées se déclarent partisanes des efforts d’intégration européenne. L’opinion publique est ainsi partagée entre indécision et pessimisme.

En dépit de ce climat moribond, certains irréductibles Européens ne sont pas prêts à abandonner le projet d’une relance européenne. Un texte de synthèse des projets respectifs de Jean Monnet, Johan Beyen Willem et Paul-Henri Spaak est ainsi soumis aux six ministres des Affaires étrangères réunis en juin 1955.

La résolution finale se contente de dresser un catalogue des objectifs à poursuivre comme le développement des supports de l’intégration économique, la création d’un marché commun, la constitution d’un fonds d’investissement européen à destination des régions les moins favorisées.

La conférence charge un comité de préciser les moyens d’atteindre les objectifs fixés. Les travaux menés par les deux comités Spaak contribuent largement à instaurer le cadre nécessaire à la signature des traités de Rome le 25 mars 1957 :

– le traité d’Euratom qui vise à créer un marché commun nucléaire ;

– le traité de la Communauté économique européenne (CEE) qui a deux objectifs principaux : la réalisation d’un « grand marché » par la libération des échanges et l’élaboration de politiques économiques communes, un complément à l’union douanière jugé indispensable par le clan français.

L’innovation la plus importante apportée par les traités de Rome réside dans l’invention d’une formule de gouvernement entre le supranational et l’intergouvernemental dont la CED et l’OECE ont respectivement montré les limites. En 1957, c’est la « méthode communautaire » qui est imaginée et qui se caractérise par un exécutif bipolaire et des rapports étroits entre le niveau européen et le niveau national.

III. Des premiers élargissements à l’Acte unique européen

A. Les élargissements des années 1970-1980

Dans les années 1960, l’Europe fait l’objet d’une réception contrastée voire controversée, notamment en raison des relations parfois houleuses du général de Gaulle, alors président de la République française, avec la Communauté européenne. On peut distinguer deux politiques gaulliennes :

– une s’inscrivant dans les orientations antérieures (libération des échanges, mise en œuvre de politiques communes, axe franco-allemand) ;

– une confrontée aux enjeux de l’époque (projet d’union politique, attaques contre la Commission, hostilité vis-à-vis d’une candidature britannique).

De Gaulle parti, une nouvelle phase s’ouvre. Il s’agit, dans un premier temps, d’achever la Communauté, ce qui implique de s’accorder sur un financement de son budget, dont les dépenses sont essentiellement consacrées à la politique agricole commune (PAC). Le 1er janvier 1975 disparaissent ainsi les contributions nationales au budget communautaire. Les communautés disposent désormais de leur propre autonomie et le devoir de contrôle budgétaire ne peut plus être exercé par les parlements nationaux.

C’est pourquoi le traité du 22 avril 1970 instaure un partage des pouvoirs, à première vue équilibré, entre le Conseil des ministres et le Parlement européen. En réalité, le premier domine, le second n’ayant qu’un pouvoir budgétaire limité du fait notamment de son manque de légitimité démocratique. L’achèvement communautaire doit donc inclure la démocratisation d’une Europe destinée à s’élargir toujours plus : c’est chose faite en 1979 avec les premières élections du Parlement européen au suffrage universel direct.

L’élargissement est, quant à lui, réalisé en plusieurs étapes : le Royaume-Uni, l’Irlande et le Danemark en 1973 ; la Grèce en 1981 ; le Portugal et l’Espagne en 1986. Mais qui dit élargissement dit aussi nouvelles revendications : revendications d’équité du Royaume-Uni qui s’estime lésé par le budget communautaire, revendications de redistribution des pays nouvellement intégrés et plus pauvres que leurs prédécesseurs qui donnent naissance au Fonds européen de développement régional (FEDER, 1975) et aux programmes intégrés méditerranéens (PIM, 1985).

B. La recherche d’une union politique

L’achèvement et l’élargissement ouvrent la voie à un approfondissement communautaire. C’est ainsi que, sous l’impulsion de Willy Brandt et grâce au soutien appuyé de Georges Pompidou, une union économique et monétaire voit le jour : d’abord inopérante avec le Serpent monétaire européen (1972-1976) puis performante avec le Système monétaire européen (1979-1983).

Cette union économique et monétaire est envisagée comme le substitut temporaire d’une union politique. Cette dernière a pour première étape l’instauration d’une coopération en politique extérieure qui, au départ, résulte d’un simple engagement des gouvernements en vue de consultations, d’harmonisations des points de vue et de concertations pour élaborer des actions communes. Elle n’implique donc aucun abandon de la souveraineté.

Son institutionnalisation se dessine peu à peu au travers notamment du Conseil européen, véritable « voix de l’Europe », chargé de « donner à la construction européenne une impulsion politique générale » et les « lignes directrices d’ordre politique pour les Communautés européennes et la coopération politique européenne ».

C. 1987 : avancée importante des travaux européens

Avec l’Acte unique, dont le traité est signé le 14 février 1986, le Conseil européen et la coopération européenne en matière de politique étrangère sont juridiquement consacrés. Il a également pour objet d’étendre la compétence communautaire, notamment à travers l’ouverture de nouveaux domaines d’intervention et l’instauration du vote à la majorité qualifiée. Il définit des objectifs pour l’horizon 1993 et participe à l’élimination des obstacles à la libre circulation des marchandises, des personnes, des capitaux et des services.

D’inspiration résolument libérale, l’Acte unique requiert la réforme de la PAC et celle du budget communautaire programmé, à compter de 1988, sur cinq ans. L’Acte unique représente donc une étape majeure de l’intégration économique, mais il constitue la dernière entreprise européenne en-deçà du politique.

IV. Les élargissements depuis les années 1990

A. L’Europe de Maastricht

Avec le traité de Maastricht, la dimension est radicalement nouvelle. Signé le 7 février 1992, il institue l’Union européenne, union fondée sur trois piliers :

– le plus important est constitué par la Communauté européenne qui remplace la CEE, issue du traité de Rome, et voit ses missions largement étendues. Est ainsi instituée une Union économique et monétaire (UEM) dont le dispositif est construit autour d’une échéance : l’adoption de la monnaie unique à condition de respecter les critères de convergence exigeants en matière d’inflation, de déficit budgétaire et de dette publique. La Banque centrale européenne (BCE) est créée en 1998. La Communauté européenne voit également ses compétences élargies à de nouveaux domaines (éducation, santé publique, environnement, politique sociale, etc.) et ses institutions démocratisées (extension du vote à la majorité qualifiée, accroissement du rôle du Parlement) ;

– le deuxième comprend la politique extérieure et de sécurité commune (PESC) qui fait notamment de l’Union de l’Europe occidentale (UEO) le « bras armé » de l’Union européenne ;

– le dernier pilier est représenté par la coopération en matière de justice et d’affaires intérieures (JAI) et définit des intérêts dits « communs » tels que la politique d’asile, la lutte contre la toxicomanie ou encore les coopérations judiciaire, douanière et policière.

Le traité de Maastricht acte un mouvement progressif de transferts de la souveraineté : le « principe de subsidiarité » établit que la Communauté intervient dans les domaines où son action peut être plus efficace que l’action isolée d’un pays. Il marque surtout une étape décisive en instaurant la citoyenneté européenne.

B. Les enjeux des approfondissements

Le démantèlement de l’URSS à partir de 1989 ravive une ancienne querelle : petite Europe ou « Europe sans rivages » ? Le traité de Maastricht témoigne néanmoins d’une préférence pour l’approfondissement à court terme tout en ménageant la possibilité d’un élargissement à moyen et long termes.

En 1995, l’Autriche, la Suède et la Finlande rejoignent l’Union. Elles sont suivies de la Bulgarie en 2004 et de la Roumanie en 2007. Ses élargissements posent cependant quelques problèmes. La capacité d’absorption de l’Union montre, en effet, ses limites. Quant au conflit en Yougoslavie, il reflète les faiblesses d’une Europe incapable d’agir en tant que puissance internationale.

La logique d’approfondissement n’a pas cessé avec Maastricht. Ratifié et appliqué en 1999, le traité d’Amsterdam (1997) renforce le droit des citoyens en mettant en place un « espace de sécurité, de justice et de liberté ». Il élargit les domaines dans lesquels le Conseil des ministres peut prendre des décisions à la majorité qualifiée, renforce les pouvoirs du Parlement (principe de codécision affirmée, approbation du président de la Commission) et introduit la convention de Schengen.

Le traité de Nice répond directement aux enjeux posés par les élargissements en prévoyant une modification des institutions. La pondération des voix au sein du Conseil est revue et corrigée, la taille de la Commission révisée, le nombre d’élus parlementaires redéfini et la règle de la majorité qualifiée étendue. Cependant, le droit de veto est préservé, chaque pays pouvant ainsi protéger les domaines qui lui paraissent les plus sensibles.

C. 2005 : suspension du chantier européen ?

Le traité de Nice, entré en vigueur le 1er février 2003, inaugure une réflexion sur l’avenir institutionnel de l’Union élargie. Le Conseil adopte en décembre 2001 la Déclaration de Laeken qui définit la composition, les modalités de fonctionnement et le mandat de la Convention. Celle-ci, composée de 105 membres et présidée par Valéry Giscard d’Estaing, est ouverte en février 2002 ; elle remet, après 17 mois de travaux, le texte du projet de Constitution européenne.

Sur la base des travaux de la Convention, la Conférence intergouvernementale (CIG), ouverte le 4 octobre 2003, est chargée de décider des amendements à apporter au projet de traité. Les discussions sont vives et les blocages conséquents comme celui autour du système de vote à la majorité qualifiée. Le texte de la Constitution européenne est finalement adopté lors du Conseil européen de Bruxelles les 17 et 18 juin 2004, sous fond d’abstention record aux élections européennes.

Parmi les principales avancées de ce traité figurent notamment le remplacement des présidences semestrielles par un poste de président du Conseil européen élu pour 2 ans et demi par ses pairs et l’institution d’un ministre des Affaires étrangères de l’Union désigné pour 5 ans. Un accord est finalement trouvé sur la majorité qualifiée (adoption d’une décision si 55 % des États représentant 65 % de la population de l’UE votent en sa faveur) et sur la représentation des États à la Commission.

Signé à Rome le 29 octobre 2004 par les 25 chefs d’État et de gouvernement, le traité doit ensuite être ratifié dans les États membres. La Lituanie est le premier pays à l’adopter. Le processus de ratification connaît, cependant, son premier coup d’arrêt avec le « non » de 54,7 % des électeurs français le 29 mai 2005. Le 1er juin, les électeurs néerlandais disent à leur tour « non » par référendum.

Si le processus de ratification continue dans un premier temps, une nouvelle CIG est chargée en juillet 2007 de répondre aux préoccupations exprimées par ces « non » et d’établir un traité institutionnel simplifié destiné à remplacer le traité constitutionnel. Le projet de traité modificatif est approuvé par les 27 chefs d’État et de gouvernement le 19 octobre 2007.

V. Un objet politique non identifié

Ces étapes montrent le parcours escarpé qu’a emprunté la construction européenne. Si la tâche s’est avérée laborieuse, c’est parce qu’il n’est pas aisé de penser l’inédit. En effet, l’UE ne se rattache à aucun modèle. Ni État ni nation, l’UE est aussi autre chose qu’un super État fédéral ou une nation des nations. C’est une démocratie, mais une démocratie d’une nature, d’un genre et d’une échelle différents.

« Objet politique non identifié » (J. Delors), elle mêle à la fois coopération intergouvernementale et intégration, échelle communautaire et nationale, légitimité technocratique et démocratique. Ce caractère est sans doute ce qui constitue la plus grande force du projet européen ; c’est aussi là que se logent ses plus grandes faiblesses.